Fleur de Lotus
Nạk citwithyā
L'emploi diversifié ne se décrète pas
Paul Piret
Mis en ligne le 31/01/2005
- - - - - - - - - - -
Les pratiques discriminatoires liées
à l'origine restent pesantes dans le monde du travail.
Mais on ne peut pas imposer la multiculturalité.
Biljen Memeti, 43 ans, marié et 4 enfants, d'origine albanaise, a fui la Serbie en 1993. Technicien de laboratoires en biologie clinique (un diplôme homologué à Bruxelles), il a suivi des formations au Forem. Il doit postuler pour des emplois de chauffeur ou de livreur. Le dernier refus, opposé par une commune 3 ans après sa demande d'emploi, lui pèse lourdement: «Vis-à-vis de ma famille, j'ai l'impression d'être un handicapé moral. On s'isole, on finit par se créer son propre ghetto», expose-t-il publiquement, plus las que révolté.
D'office, le terrain est glissant: des Belges «de souche» écopent évidemment des mêmes refus; bien des chômeurs installés dans la durée connaissent les mêmes sentiments de repli et d'isolement. Mais lui ne doute pas de la dimension ethnique de sa vie de galère: «Le secteur de l'emploi, public comme privé, doit s'ouvrir aux personnes d'origine étrangère et considérer tous les gens à compétences équivalentes».
Déterminant ou pas en l'espèce, le phénomène persiste. Même si on ne l'identifie pas aisément (dès le concept de personne «d'origine étrangère»). Même si on ne l'évalue pas facilement (quand commence une discrimination, et à ce titre?). Ainsi l'emploi reste-t-il en tête des plaintes déposées au Centre pour l'égalité des chances (même si aucune n'a encore abouti en justice). Éliane Deproost, directrice adjointe: «Au moins, maintenant, on parle des discriminations à l'embauche. Mais je ressens que le phénomène ne diminue pas. Il trouve même de nouvelles formes, plus insidieuses, pour détourner les lois et les intentions».
Directeur à Liège d'un Centre d'intégration (le Cripel), Jean-Michel Heuskin renchérit: «Il y a une banalisation de la discrimination que le Forem devrait dénoncer». L'admonestation vaut pour chacun: «Ce n'est pas tout d'avoir un patron humaniste, si une majorité de travailleurs dans l'entreprise vote Belang ou FN!»
Hors mentalités, pas de salut
Et il n'y a pas qu'à l'embauche. La réalité discriminatoire peut aussi s'exercer au licenciement et bien sûr en cours d'emploi (petits boulots, horaires coupés...). M. Heusquin:
«Quelle que soit leur formation, seraient-elles ingénieures, on conseille aux femmes africaines de s'orienter vers les maisons de repos parce qu'elles ont «le respect des personnes âgées». Assez de ces stéréotypes!»
Les experts parlent d'ailleurs d'«ethnostratification» du marché du travail. S'agissant à la fois de secteur d'activités, de statut social et de niveau salarial, une recherche ULB/KUL en voie de finalisation distingue clairement trois «couches» successives: les Belges, naturalisés ou étrangers de pays limitrophes; les étrangers ou naturalisés de l'Europe du Sud; les étrangers ou naturalisés d'ailleurs.
Mais que faire, hormis sans doute élargir, théoriquement, l'accès du secteur public aux non-Belges? Alors qu'objectivement peuvent se poser des problèmes de langue et de reconnaissance des diplômes? Alors que tout processus de recrutement est toujours soumis à subjectivité et exclusions? Alors qu'on ne pourra jamais obliger quiconque à embaucher X ou Y?
On a déjà parlé de CV anonyme: sans âge, sans sexe, sans patronyme... Mais patrons et syndicats convergent pour le repousser: c'est se voiler la face, l'anonymat ne peut valoir qu'un temps. On a aussi parlé de discriminations positives et autres quotas. Mais acteurs de terrain et théoriciens se rejoignent pour s'en méfier: on risque du racisme à rebours. Même si on a fixé des quotas en politique: «C'est parce que les femmes sont la moitié de l'humanité; on ne peut pas comparer ça avec la diversité multiculturelle», explique Annick Tyré (FGTB wallonne). M. Heusquin prolonge: «On ne peut pas imposer une société multiculturelle par des emplois-bidons. Il ne faut pas occuper une personne étrangère parce qu'elle est étrangère. Il faut la prendre parce qu'elle convient. Qu'elle soit noire, rouge ou verte».
Bon, on n'avance guère. Sauf à se résoudre à l'essentiel... qui ne se décrète pas. Nouria Ouali, sociologue à l'ULB: «On a consacré au problème des moyens financiers, légaux, éducatifs. Qu'est-ce qui fait que, pourtant, il reste grave et important? Que le contexte est tendu et difficile? Que des mentalités me font peur? Pour changer les pratiques, il faut changer les mentalités. C'est là-dessus qu'il faut axer tout le travail: cesser de construire des images, des phantasmes, qui n'ont rien à voir avec la réalité».
© La Libre Belgique 2005
Paul Piret
Mis en ligne le 31/01/2005
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Les pratiques discriminatoires liées
à l'origine restent pesantes dans le monde du travail.
Mais on ne peut pas imposer la multiculturalité.
Biljen Memeti, 43 ans, marié et 4 enfants, d'origine albanaise, a fui la Serbie en 1993. Technicien de laboratoires en biologie clinique (un diplôme homologué à Bruxelles), il a suivi des formations au Forem. Il doit postuler pour des emplois de chauffeur ou de livreur. Le dernier refus, opposé par une commune 3 ans après sa demande d'emploi, lui pèse lourdement: «Vis-à-vis de ma famille, j'ai l'impression d'être un handicapé moral. On s'isole, on finit par se créer son propre ghetto», expose-t-il publiquement, plus las que révolté.
D'office, le terrain est glissant: des Belges «de souche» écopent évidemment des mêmes refus; bien des chômeurs installés dans la durée connaissent les mêmes sentiments de repli et d'isolement. Mais lui ne doute pas de la dimension ethnique de sa vie de galère: «Le secteur de l'emploi, public comme privé, doit s'ouvrir aux personnes d'origine étrangère et considérer tous les gens à compétences équivalentes».
Déterminant ou pas en l'espèce, le phénomène persiste. Même si on ne l'identifie pas aisément (dès le concept de personne «d'origine étrangère»). Même si on ne l'évalue pas facilement (quand commence une discrimination, et à ce titre?). Ainsi l'emploi reste-t-il en tête des plaintes déposées au Centre pour l'égalité des chances (même si aucune n'a encore abouti en justice). Éliane Deproost, directrice adjointe: «Au moins, maintenant, on parle des discriminations à l'embauche. Mais je ressens que le phénomène ne diminue pas. Il trouve même de nouvelles formes, plus insidieuses, pour détourner les lois et les intentions».
Directeur à Liège d'un Centre d'intégration (le Cripel), Jean-Michel Heuskin renchérit: «Il y a une banalisation de la discrimination que le Forem devrait dénoncer». L'admonestation vaut pour chacun: «Ce n'est pas tout d'avoir un patron humaniste, si une majorité de travailleurs dans l'entreprise vote Belang ou FN!»
Hors mentalités, pas de salut
Et il n'y a pas qu'à l'embauche. La réalité discriminatoire peut aussi s'exercer au licenciement et bien sûr en cours d'emploi (petits boulots, horaires coupés...). M. Heusquin:
«Quelle que soit leur formation, seraient-elles ingénieures, on conseille aux femmes africaines de s'orienter vers les maisons de repos parce qu'elles ont «le respect des personnes âgées». Assez de ces stéréotypes!»
Les experts parlent d'ailleurs d'«ethnostratification» du marché du travail. S'agissant à la fois de secteur d'activités, de statut social et de niveau salarial, une recherche ULB/KUL en voie de finalisation distingue clairement trois «couches» successives: les Belges, naturalisés ou étrangers de pays limitrophes; les étrangers ou naturalisés de l'Europe du Sud; les étrangers ou naturalisés d'ailleurs.
Mais que faire, hormis sans doute élargir, théoriquement, l'accès du secteur public aux non-Belges? Alors qu'objectivement peuvent se poser des problèmes de langue et de reconnaissance des diplômes? Alors que tout processus de recrutement est toujours soumis à subjectivité et exclusions? Alors qu'on ne pourra jamais obliger quiconque à embaucher X ou Y?
On a déjà parlé de CV anonyme: sans âge, sans sexe, sans patronyme... Mais patrons et syndicats convergent pour le repousser: c'est se voiler la face, l'anonymat ne peut valoir qu'un temps. On a aussi parlé de discriminations positives et autres quotas. Mais acteurs de terrain et théoriciens se rejoignent pour s'en méfier: on risque du racisme à rebours. Même si on a fixé des quotas en politique: «C'est parce que les femmes sont la moitié de l'humanité; on ne peut pas comparer ça avec la diversité multiculturelle», explique Annick Tyré (FGTB wallonne). M. Heusquin prolonge: «On ne peut pas imposer une société multiculturelle par des emplois-bidons. Il ne faut pas occuper une personne étrangère parce qu'elle est étrangère. Il faut la prendre parce qu'elle convient. Qu'elle soit noire, rouge ou verte».
Bon, on n'avance guère. Sauf à se résoudre à l'essentiel... qui ne se décrète pas. Nouria Ouali, sociologue à l'ULB: «On a consacré au problème des moyens financiers, légaux, éducatifs. Qu'est-ce qui fait que, pourtant, il reste grave et important? Que le contexte est tendu et difficile? Que des mentalités me font peur? Pour changer les pratiques, il faut changer les mentalités. C'est là-dessus qu'il faut axer tout le travail: cesser de construire des images, des phantasmes, qui n'ont rien à voir avec la réalité».
© La Libre Belgique 2005