Où va la presse

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La mésentente entre les jeux vidéo et les médias grand public persiste. Un reportage de la rédaction du 20 heures de France 2 a illustré une fois de plus le fossé d’incompréhension qui sépare les joueurs et les journalistes généralistes.

Le sujet était pourtant à priori sans rapport avec les jeux vidéo. Il s’agissait du phénomène de suicides collectifs au Japon, une tendance morbide en vogue chez les jeunes japonais qui ont perdu leurs repères dans une société en pleine mutation, rattrapée par le chômage, la pauvreté et l'exclusion.

Le reportage s’ouvre sur un large plan d’une salle d’arcade de Tokyo dans laquelle de jeunes japonais jouent aux jeux vidéo. ‘’C’est le royaume des Otakus, les fanas du jeu vidéo’’ commente le journaliste de France 2, ‘’ici, le seul retard dans la sortie d’un jeu, intitulé Mort ou Vif, a provoqué le suicide de 147 collégiens, qui ont gobé des poches de silicones’’ affirme-t-il d’une voix grave. ‘’La vie dans cet univers virtuel peut conduire au suicide, disaient les médecins, et ces jeunes en sont les victimes’’.

Les amateurs de jeux vidéo ont certainement sursauté à l’écoute de ces commentaires lapidaires à l’encontre des jeux vidéo, une fois de plus désignés comme responsables de la perdition de la jeunesse. Les journalistes du magazine en ligne français Xbox-mag.net sont quant à eux probablement carrément tombé de leur chaise. Car ce sont eux les responsables de la mort de ces 147 collégiens qui ont avalé des poches de silicones : il les ont tout simplement inventé.

En effet, le 4 mars 2004, le magazine Xbox-mag.net rapportait que la date de sortie de Dead or Alive Online était repoussée au Japon. Le magazine introduisait son article ainsi : ‘’La nouvelle a provoqué un drame au pays du soleil levant : 147 otakus se sont suicidés en gobant des poches de silicone pour protester contre ce report de la part de Tecmo’’. L’information était bien entendu traitée sur le ton de l’humour, comme cela se fait fréquemment dans la presse spécialisée vidéo ludique, et la conclusion de l’article, qui persistait sur cette voie, ne laissait planer aucun doute : ‘’on me signale à l'instant que les fanas d'import qui avaient précommandé la bête viennent d'être retrouvés pendus avec un soutif géant’’. Le journaliste de Xbox-mag.net faisait allusion aux combattantes du jeu, aux poitrines siliconées à outrance.

Comment une information si grossière s’est-elle retrouvée au journal de 20 heures de France 2 ? Troublée, la rédaction du magazine Xbox-mag.net a mené une petite enquête et a découvert que leur trait d’humour avait été repris très sérieusement par Libération. Dans son édition du 1er novembre, un article lui aussi consacré au phénomène des suicides collectifs, le quotidien écrivait, après l'énoncé de nombreuses statistiques, que ‘’147 collégiens et lycéens s'étaient suicidés en gobant des poches de silicone après le report de la commercialisation d'un jeu vidéo’’. Le journaliste de France 2 s’est donc vraisemblablement contenté de répéter l’information de son confrère de Libération.

La rédaction du magazine Xbox-mag.net s’est empressée de signaler à Libération et à la rédaction de France 2 qu’il n’y avait jamais eu 147 japonais qui s’étaient donné la mort en avalant de la silicone à cause du report d’un jeu.

La rédaction de Xbox-mag.net n’est pas parvenue à entrer en contact avec la rédaction de France 2. Le magazine estime toutefois que la rédaction du 20 heures de France 2 ‘’va bien être obligée de s'expliquer tôt ou tard de la présence de cette "info" dans un document du journal de 20H’’.

Libération a par contre rapidement publié un erratum sur son édition en ligne. ‘’Xbox-mag.net nous signale qu'il s'agit d'une «blague» lancée sur son site en mars. Toutes nos excuses à nos lecteurs’’ peut-on lire aujourd’hui au début de l’article. La rédaction de Xbox-mag.net ajoute que le journaliste de Libération, auteur de l'article incriminé, leur a téléphoné de Tokyo ‘’pour expliquer qu’il avait commis une erreur’’. Il aurait lu cette information dans un journal anglophone et n'aurait pas pris le temps de la vérifier. ‘’Fatigue ? il ne sait pas, mais le fait est qu'il est conscient de l'erreur commise, et du tort que cela causera à Libération et à la profession dans son ensemble’’ conclut la rédaction de Xbox-mag.net. Un tort d'autant plus douloureux que Libération a été le premier quotidien national à ouvrir ses pages aux jeux vidéo, avec aujourd'hui une rubrique hebdomadaire de qualité.

Cette affaire amène plusieurs pistes de réflexion. La première, formulée sans volonté aucune de donner des leçons, c’est de rappeler que les journalistes doivent toujours croiser leurs sources d’informations pour vérifier leur authenticité. Une règle d’or, qu’il est parfois difficile d’honorer, surtout pour la presse quotidienne, mais c’est la base du métier de journaliste.

La seconde pose la question sur les raisons qui ont fait que les journalistes de Libération et de France 2 n’ont pas respecté cette règle d’or. S’ils n’ont pas pris la peine de vérifier une information si grotesque, c’est certainement parce qu’elle est liée aux jeux vidéo, un loisir méconnu et souvent méprisé par la presse grand public. L’information a donc été traitée à la légère, dans le cadre d’un sujet pourtant grave. Cette bourde a peut être également été renforcée par l’origine géographique de cet événement, le Japon, un pays lointain à la culture parfois surprenante aux yeux des occidentaux.

Enfin, ces deux pistes de réflexion conduisent à la grande question : pourquoi les journalistes généralistes entretiennent-ils une relation aussi conflictuelle avec les jeux vidéo ? Peut-être parce que leurs confrères de la presse spécialisée jeux vidéo, chez qui certains font l’effort de venir puiser l’information, manquent de rigueur, et ne permettent pas à un non initié de trouver de bons repères. Cette bourde illustre parfaitement ce malaise : pour une fois que la presse généraliste prend la presse vidéo ludique au sérieux, elle se retrouve dans un grave embarras.

Certes, les jeux vidéo sont un loisir, mais pour qu’ils soient pris un peu plus au sérieux, peut-être faudrait-il que la presse vidéo ludique soit, elle aussi, un peu plus sérieuse.

Le suivi de l'affaire, par le magazine Xbox-mag.net, est accessible à cette adresse : http://static.xbox-mag.net/libef2.html
 
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